Entre installation et jeu vidéo, quand les contrôleurs alternatifs déplacent les codes du gaming
Article publié le 20 octobre 2025
Temps de lecture : 12 minutes

Article publié le 20 octobre 2025
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Alors que le jeu vidéo reste souvent associé à la console de salon, une autre scène indé s’affirme à la marge. Artistes et game designers y créent des œuvres installatives qui détournent les manettes traditionnelles. Regroupées sous le terme de “contrôleurs alternatifs “, ces créations prônent le hacking d’objets du quotidien et la réappropriation de l’espace physique, avec souvent, une bonne dose d’humour. Que recouvre exactement cette notion ? Quel·les artistes composent cette communauté ? Ces installations peuvent-elles encore être considérées comme des jeux vidéo ? Plongée dans une mouvance créative qui s’invite désormais au-delà des cercles du gaming.
Ars Electronica, septembre 2025 : autour d’un écran, quatre participants se déplacent de droite à gauche, se contorsionnent, échangent quelques rires. Devant eux, un écran avec une sorte de Pong géant revisité. Dans Playing Democracy 2.0, l’artiste Ling Tan explore les mécanismes de la démocratie à travers un jeu collectif et le mouvement corporel. Ici, les participant·es ont le choix entre coopérer, négocier ou transgresser les règles. Chaque geste devient alors un acte politique. Ensemble ou individuellement, les joueurs modifient le fil du jeu, au risque de provoquer son effondrement. Coproduite et présentée au Barbican Center en 2024, cette installation illustre à merveille l’esprit des contrôleurs alternatifs : des installations ludiques replaçant corps, espace et expérience au cœur d’une œuvre, et de plus en plus présentes dans la programmation des établissements culturels.
Revenons d’abord sur l’origine du terme “contrôleur alternatif”. Dès le début des années 2010, des artistes, à l’instar du collectif One Life Remains, revendiquent une pratique créative à l’intersection du design, du gaming et de l’installation. Parallèlement, quelques chercheurs comme l’anthropologue Nicolas Nova s’intéressent de près aux manettes et périphériques de jeu. En 2014, la Game Developers Conference (GDC) – rendez-vous annuel des créateurs de jeux vidéo à San Francisco – consacre une partie de son exposition à des projets indépendants, sous la bannière “altctrl”, qui détournent les manettes, claviers et souris traditionnels. Une initiative qui résonne immédiatement au sein de la communauté du jeu indépendant. “J’ai découvert une nouvelle diversité de jeux. Pour moi, cela montrait qu’il existait un espace physique, une matérialité, pour le jeu vidéo”, partage Henri Morawski, responsable des productions au sein de Random Bazar, une association spécialisée dans les contrôleurs alternatifs. Les contrôleurs alternatifs ont depuis été étudiés, notamment via les travaux références de l’artiste chercheuse Tatiana Vilela dos Santos avec une thèse présentée en 2024, “Le mouvement altctrl, repenser la matérialité du jeu à l’ère de sa dématérialisation”.
D’emblée, observons deux tendances de contrôleurs alternatifs : une première catégorie cherche à déformer les écrans, à l’image de Line Wobbler, œuvre de l’artiste et développeur Robin Baumgarten. Ici, ce jeu très minimaliste est composé d’un simple joystick et d’une bande LED. Donc sans écran à proprement parler. Deuxième catégorie, la plus courante, celle des œuvres détournant les contrôleurs formatés par l’industrie du gaming (manette, souris, clavier mais aussi tablettes, téléphones, etc). Exemple avec Digitalympics de l’artiste et enseignant Florent Deloison. Il s’agit d’un jeu d’athlétisme qui invite à participer à une course de 110 mètres haies, en scrollant avec les doigts. Ou comme dans La rhétorique peut casser des briques, où chaque joueur doit utiliser des commandes vocales en parlant dans un téléphone pour diriger les pièces. “Le joueur doit parler pour contrôler un tetris. Mais il y a une contrainte : on ne peut utiliser les mots qu’une seule fois, et donc trouver des synonymes” sourit Florent Deloison. Les contrôleurs alternatifs, largement recensés sur le site Shake that button, posent donc la question de la mécanique vidéoludique, de la jouabilité et bien sûr du plaisir et de l’amusement dans l’art.
Cette philosophie du contournement s’incarne dans des interfaces conçues à la main, dans un esprit résolument DIY. “Cela s’approche vraiment de la culture makers : fabrication artisanale, partage, open source. Les contrôleurs sont souvent conçus dans des fablabs. Avec les contrôleurs alternatifs, j’ai une liberté que je ne retrouverai nulle part ailleurs”, confie Émilie Breslavetz, artiste collaborant avec Léon Denise.
A MAZE. ou Maker Faire sont ainsi devenus des événements de référence pour cette scène expérimentale. “Très souvent, on commence le prototypage avec du carton et du scotch, poursuit Émilie Breslavetz. On finance nos œuvres nous-mêmes, donc on fabrique souvent en low-tech. Mais un bon contrôleur peut évoluer : Crashboard, par exemple, a connu une seconde version, plus aboutie, suite à son succès public.” Sans toujours revendiquer explicitement la mouvance du permacomputing (lire l’article, Permacomputing, tendance éphémère ou phénomène durable ?), ces pratiques en partagent souvent les principes : économie de moyens, sobriété technologique et réemploi. L’artiste Antonin Fourneau s’en souvient : ”On avait des budgets dérisoires. Avec Jankenpopp, on s’est demandé comment produire dix installations avec 500 euros. La solution : aller à Emmaüs acheter des consoles 8 bits à 5 euros. Pour 15 ou 20 euros, on modifiait simplement le contrôleur. Au lieu d’un ordinateur à 1000 euros, on obtenait une installation pour une poignée de pièces. C’était du ready-made vidéoludique.”
Pour autant, ce ready-made vidéoludique n’est sans doute pas une fin en soi. “Ce qui m’intéresse, c’est le détournement : comment tu prends un objet industriel, issu d’une industrie culturelle, et que tu détournes avec plaisir de son intention première”, explique Florent Deloison. Autrement dit, ce n’est pas tant le résultat final qui importe que l’intention et la démarche. Artiste et enseignant à l’ESAD Orléans, Florent Deloison utilise les contrôleurs alternatifs un outil pédagogique. “Je demande à mes étudiant·es de choisir un jeu sur émulateur et d’en détourner l’interface ou le contrôleur. C’est un exercice passionnant, car il interroge la notion même d’interaction : on change le sens du jeu, on en révèle les limites, parfois à travers des dispositifs volontairement absurdes. Dans ces conditions, l’implication est totale.”
Cette approche collective et expérimentale se retrouve dans de nombreux workshops destinés au public, comme Make & Play, animé par Tatiana Vilela dos Santos lors de l’événement Stereogame à Stereolux. Des collectifs tels que CTRL+ALT Baguette participent eux aussi à cette démocratisation, en partageant en ligne des vidéos et tutoriels de fabrication. On retrouve cette même logique de réappropriation d’une œuvre, lors de la monstration de ces contrôleurs alternatifs : “L’interactivité d’une œuvre vidéoludique permet de ne pas subir le système. Et le contrôleur permet de renverser ce rapport de force” commente Olivier Mauco, président de l’Observatoire européen des jeux vidéo. Une analyse qui fait écho à la thèse “How Alternative Game Controllers Foster Reflective Game Design” du chercheur Enric Granzotto Llagostera.
Rien d’étonnant, donc, à voir les contrôleurs alternatifs s’inviter aujourd’hui dans les musées. D’abord comme dispositifs de médiation : “Le gaming apparaît de plus en plus dans les musées scientifiques, comme à la Cité des sciences. On apprend mieux par l’expérience – une pédagogie du faire – que par la simple répétition de discours dogmatiques”, souligne Olivier Mauco. Mais au-delà de la médiation, de plus en plus d’institutions culturelles s’intéressent à ces formes installatives et à leur potentiel expérientiel. L’un des exemples les plus marquants reste Eniarof, événement incontournable, regroupant une quarantaine d’artistes. Imaginé dès 2005 par Antonin Fourneau, Eniarof est inspiré de l’esprit forain. Ici, les attractions prennent la forme de jeux bricolés, d’interfaces absurdes et de dispositifs ludiques interactifs. “On a fêté notre 35e édition en 2025. Eniarof est accueilli par des festivals d’art numérique ou commandés par des villes”, raconte Antonin Fourneau. “Au début, les contrôleurs alternatifs étaient mal perçus, même au sein de la scène jeu vidéo : détourner le retro gaming, ce n’était pas toujours perçu comme un hommage. Aujourd’hui, des structures nouvelles, musées immersifs, lieux hybrides comme Meow Wolf aux États-Unis, s’y intéressent de plus près.”
En France, Random Bazar souhaite à son tour mettre en lumière cette scène foisonnante à travers un festival. “On veut montrer cette scène indépendante et la soutenir avec deux appels à projet. On a envie de montrer des installations inédites”, explique Antoine Herren, cofondateur de Random Bazar. Du 13 février au 7 mars, une dizaine de dispositifs seront ainsi présentés au Shadok à Strasbourg, parmi lesquels L’allumeur de réverbère, où un joueur, isolé sur une île, doit construire des ponts à l’aide de réels morceaux de bois. Infine pour Antoine Herren, l’ambition est de montrer “la diversité et la créativité des contrôleurs alternatifs”.
Un mouvement artistique bien réel, donc, mais dont l’appellation reste encore flottante. Le terme contrôleur alternatif sert avant tout à rassembler une diversité de dispositifs vidéoludiques sous une même bannière, pour mieux en parler et les rendre visibles. “On aimerait que cela devienne un véritable mouvement artistique. Sa valeur ajoutée, c’est son aspect hybride, qui peut trouver sa place dans différents champs de la création”, confie Henri Morawski de Random Bazar. Certains lui choisissent d’autres termes : hardware games, ou encore playful installation, comme préfère Émilie Breslavetz. “Je fais une distinction des contrôleurs alternatifs sans écran, qui s’apparentent davantage à des installations d’art numérique”, explique-t-elle. L’artiste, qui a collaboré avec le collectif Néon Minuit sur Miroir Arcade, une installation multijoueur contrôlée par un ensemble de contrôleurs (potentiomètres, interrupteurs), précise : “Miroir Arcade n’est pas un jeu : il n’y a pas de game design, il y a même un effacement du game design. C’est une installation interactive et ludique.”
Le concept de contrôleur alternatif, d’ailleurs, ne se limite pas à la sphère artistique. L’industrie gaming a elle aussi expérimenté des formes de contrôleurs atypiques depuis plusieurs décennies. “On a eu des contrôleurs assez surprenants : des volants, des skis, des dispositifs où le jeu déborde dans l’espace physique, comme les jeux de danse”, rappelle Olivier Mauco. “Puis est venu le temps de l’effacement du contrôleur avec la Kinect. Dans l’absolu, le smartphone dans Pokémon Go pourrait être considéré comme un contrôleur alternatif dans l’histoire des interfaces de jeu.»
Reste qu’au-delà des étiquettes – que l’histoire de l’art retiendra ou non – ces contrôleurs alternatifs semblent incarner l’influence profonde du jeu vidéo sur la création contemporaine. Ils en prolongent l’esprit ludique, témoignent d’une esthétique du détournement qui traverse aujourd’hui une partie des arts numériques, et d’une arrivée progressive du gaming dans les établissements culturels. Et s’ils permettent d’attirer les publics vers les institutions culturelles, c’est finalement l’essentiel !
Adrien Cornelissen