Immersion et empathie sont-elles bonnes amies ?
Article publié le 3 décembre 2025
Temps de lecture : 12 minutes
Article publié le 3 décembre 2025
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En retraçant sensiblement le vécu d’un·e autre personne, les créations XR suscitent des émotions. Les technologies immersives permettent-elles de comprendre ce que d’autres vivent ? Comment l’empathie peut-elle être le moteur de ces expériences ? En toile de fond, l’immersion vit un paradoxe, partagé entre développement du secteur, standardisation des formats et tension politique… Un contexte qui peut parfois être un frein à l’empathie.
L’œuvre, The Machine to Be Another, du collectif BeAnotherLab, brille autant par sa longévité (créée dès 2012 et toujours diffusée) que par sa simplicité et l’émotion qu’elle suscite. Deux participant·es, équipés de casques, sont installés dos-à-dos. En coordonnant symétriquement leurs mouvements, ils découvrent peu à peu le corps de l’autre. L’expérience est vécue littéralement dans la peau d’un·e autre. D’aucun affirme que les technologies immersives ou les expériences XR favoriseraient naturellement l’empathie. C’est en partie vrai, notamment en raison des propriétés de certaines technologies numériques. Mais la réalité mérite d’être nuancée. À commencer par une précision sur les termes que nous employons.
Sans revenir sur la polysémie du mot immersif, déjà analysée dans les pages d’HACNUMedia, la notion d’empathie prête elle aussi à confusion. Léa Dedola, artiste-chercheuse et coautrice avec Philippe Fuchs de l’ouvrage Les émotions dans la création artistique : arts numériques et films VR, en propose une définition : “L’empathie vient de la recherche en neurosciences et des sciences cognitives. Elle fait référence à des processus cognitifs qui permettent de se mettre à la place de quelqu’un·e.” Souvent confondue avec la sympathie (parfois appelée empathie affective), entendue comme la capacité à ressentir ce que l’autre ressent, l’empathie (parfois appelée empathie cognitive) ne relève pas d’un processus autocentré mobilisant une forme de résonance affective. On distingue alors un point de vue allocentrique et un point de vue égocentrique. “Pour éprouver de l’empathie, l’humain doit effectuer une opération de décentrage”, ajoute Léa Dedola. La notion d’empathie renvoie donc avant tout à celle d’altérité, à la reconnaissance de l’autre dans sa différence. On se souvient alors de quelques best sellers immersifs marquants, comme Notes on Blindness (2016), où l’on vit le parcours d’une personne perdant progressivement la vue ; Empereur (2023), invitant à voyager au cœur d’un cerveau : celui d’un père devenu aphasique à la suite d’un AVC ; Noire (2023), qui plonge les spectateur·rices dans le sud des Etats-Unis, en pleine ségrégation…
De fait, reconnaissons quelques pouvoirs intrinsèques aux technologies immersives : elles permettent de changer virtuellement de point de vue, d’incarner un autre personnage et ainsi de renforcer l’expérience du point de vue subjectif. L’immersion spatiale – qu’elle soit visuelle ou sonore – ou la capacité immédiate à jouer sur les échelles et les éléments scénographiques, est en soi une particularité des technologies immersives. Elles agissent donc sur nos sens, à commencer sur notre proprioception, c’est-à-dire notre capacité à percevoir notre position dans l’espace, sans avoir besoin de la vue, du toucher ou de l’ouïe.
Le pouvoir empathique se manifeste aussi à travers la notion d’avatar numérique, parfois appelé “jumeau numérique”. Cyrielle Garson, chercheuse à l’Université d’Avignon, co-autrice avec Rémi Ronfard, chercheur à l’INRIA, de l’article Le métavers, un nouvel espace vide pour le théâtre, partage quelques effets induits par ces avatars : “Il permet de reproduire ce qui fait de nous des êtres humains. Dans le spectacle vivant, on parle d’alterego. C’est une continuité de la tradition du masque, qui permet aussi d’incarner des formes non humaines, de jouer avec l’environnement virtuel : une véritable extension sensible du corps humain. On parle alors d’embodiment.” Une incarnation telle, qu’elle peut produire “l’effet Proteus qui amène à confondre notre propre corps avec celui de l’avatar”. Un avatar fondamentalement différent de notre personnalité ou physiologie, nous invitera à agir différemment : en pensant qu’on attendra de lui certains comportements en raison de l’apparence de son avatar, un individu adoptera les comportements attendus dans le monde virtuel. Un effet bien connu dans le domaine des jeux vidéo, documenté par les game studies et vulgarisé par de nombreux streamers, à l’image de Very Own Sun dans sa vidéo L’étrange relation entre le joueur et son avatar, qui pose une question simple : “suis-je Arthur Morgan quand je joue à Red Dead Redemption 2 ?”. À l’inverse, si un avatar a des caractéristiques trop similaires à un être humain, ses imperfections peuvent nous paraître monstrueuses et déclencher un puissant rejet. Un phénomène évoqué par le roboticien japonais Masahiro Mori avec son concept de Vallée de l’étrange (ou Uncanny Valley).
Si l’on considère que l’empathie est l’un des résultats attendus d’un travail artistique, alors les artistes l’intègrent naturellement à toutes les étapes de leur processus de création. Isis Fahmy, Antoine Vanel et Marion Serclérat témoignaient lors d’une table ronde dédiée à l’empathie, organisée par l’AADN et le GRAME dans le cadre de la résidence SONAREA. Isis Fahmy, metteuse en scène et dramaturge, évoque sa création LAVINIA (2023), réalisée avec Benoît Renaudin, dans laquelle trois femmes décident de ressusciter une figure antique féminine oubliée. “Nous avons eu du mal à modéliser l’avatar de LAVINIA, car les modèles de femmes disponibles étaient chargés de clichés et de stéréotypes. On s’est dit qu’on voulait sortir des normes.” La notion d’empathie suppose donc une approche critique de ses propres représentations. Avant d’être un travail sur l’autre, c’est d’abord un travail sur soi. Cette idée est prolongée par le regard de Marion Serclérat, artiste-designeuse numérique. Témoigner pour lutter, création actuellement en cours avec Elyette Gauthier, recense des formes de lutte féministe intersectionnelle dans l’espace public virtuel qu’est Internet, ainsi que dans l’espace public physique de la ville. “Notre travail consiste à collecter des ressources et références existantes et à les diffuser dans une performance audiovisuelle. La posture d’empathie s’incarne dans la sororité, dans la considération de ces vécus et des formes d’oppression, sans jamais se placer comme porte-parole d’une cause.” De son côté, Antoine Vanel, aussi connu sous le nom de Blindsp0t, développe actuellement BLAST, une création conçue avec Grégoire Durrande (INVIVO), qui explore la notion d’astroturfisme, une technique de manipulation des foules. “Une des manières de comprendre un phénomène, c’est de se documenter sur la littérature scientifique et les essais existants sur le sujet”, confie-t-il, en évoquant notamment l’essai de la chercheuse et politologue Asma Mhalla, Technopolitique (2024).

La construction d’un fil narratif empathique passe aussi par des rencontres bien réelles. Emilie Anna Maillet, autrice et metteuse en scène au sein de la compagnie Ex Voto à la Lune, illustre une autre manière d’intégrer cette notion dans le processus de création. Dans Crari or Not (2023), elle conçoit une installation VR qui favorise empathie et lien physique avec les personnages. Le dispositif invite les spectateurs à adopter le point de vue de six adolescent·es durant une même soirée. Chaque scénario propose une version différente de la même soirée et construit ainsi un récit multiperspective. “L’écriture place le spectateur dans la peau d’un personnage qui subit les actions des autres plutôt qu’il n’agit, ce qui l’amène à ressentir la scène depuis une position de vulnérabilité. Dans un autre scénario, en changeant de rôle, celui qui observait devient celui qui agit : le rapport à l’autre se renverse” explique la metteure en scène. En amont du spectacle, Emilie Anna Maillet a mené des ateliers avec des jeunes de 12 à 16 ans afin d’aborder concrètement la question de l’empathie et d’alimenter le processus de création. Des discussions qui se poursuivent en aval des représentations dans des salles de classe.
Parfois les rencontres peuvent aussi se réaliser dans un cadre scientifique. Le jeu vidéo Hellblade: Senua’s Sacrifice, par exemple, a été conçu avec l’appui de chercheurs en neurosciences pour représenter avec justesse les troubles psychiques vécus par son héroïne. De son côté, collectif CREW, figure majeure de la création XR belge, a développé Soulhacker (2020–2022), un projet où neurologues et psychologues participent activement au processus créatif. L’œuvre propose des environnements virtuels dans lesquels les participant·es deviennent acteur·rices de leur propre processus de guérison, plaçant l’expérience empathique au centre d’une démarche à la fois artistique, scientifique et humaine.
Alors, peut-on évaluer l’empathie ? L’expérience reste avant tout subjective, et il est difficile de la mesurer selon des critères distincts, à la différence des émotions, qui sont plus aisément traçables. L’enjeu consiste à transformer des données brutes en analyse émotionnelle, autrement dit à qualifier une émotion comme positive ou négative. Léa Dedola travaille précisément sur cette question : comment créer une œuvre émotionnellement intense, et mène des études d’impact pour des artistes. “C’est complexe, car les différences interculturelles et l’incapacité, parfois, à ressentir ou exprimer des émotions biaisent nos études. On utilise donc des modèles dimensionnels : si une émotion est intense, ou agréable, elle peut se traduire par un stress ou au contraire un relâchement physiologique.” Pour cela, l’artiste chercheuse utilise différents capteurs mesurant le rythme cardiaque, la température cutanée ou encore l’activité neuronale. Pour des raisons d’ergonomie et de coût, l’accent est souvent mis sur la donnée cardiaque, qui permet d’évaluer le poul sanguin. Ces données physiologiques sont ensuite intégrées à un logiciel d’analyse émotionnelle, capable de modéliser les réactions du corps face à une œuvre ou à une expérience immersive. Parfois, ces mesures servent même à augmenter la performance artistique : “On peut placer des capteurs sur le corps des participant·es ou des artistes, et utiliser ces signaux comme inputs pour agir sur les dimensions esthétiques ou narratives du spectacle ou d’une œuvre numérique (XR, jeu vidéo…)” ajoute Léa Dedola qui travaille sur des interactions où le rythme cardiaque peut, par exemple, modifier le volume sonore ou la vitesse des animations d’une expérience de réalité virtuelle, à l’image de la création Quand le coeur se serre.
Les technologies XR ouvrent donc la voie à une multitude d’expériences. “Dans le domaine des arts numériques et du théâtre immersif, on tord la technologie pour qu’elle devienne un outil au service de la narration et des émotions. Il faut faire la distinction entre ces secteurs et celui des industries créatives, où les expériences sont davantage calibrées”, analyse Antoine Vanel. Cette logique industrielle conduit naturellement à une standardisation des formats. Mais cette dernière favorise-t-elle pour autant certaines émotions ? C’est l’avis d’Adelin Schweitzer, artiste reconnu pour ses détournements technologiques et sa pratique iconoclaste de la XR : “Je pense que cette industrie, qui a longtemps bénéficié de financements importants, a désormais des comptes à rendre et doit démontrer la pertinence de ces investissements. Cela se traduit souvent par des œuvres grand public, séduisantes, fondées sur l’émerveillement. De fait, tout ce qui relève de l’expérimentation ou de l’avant-garde est plus difficile à financer, car ces formes explorent d’autres émotions que la fascination immédiate. Mais même si elles paraissent plus confidentielles, elles touchent souvent le public de façon plus durable et sincère que les grandes productions spectaculaires.”
Plus globalement, l’industrialisation des contenus culturels et l’élargissement des audiences vont de pair avec des stratégies d’influence et des batailles idéologiques. C’est ce que révèle le financement massif, ces derniers mois, de Pierre-Édouard Stérin dans des projets tels que La Cité Viking, La Cité des fables ou Napoléon VR, des initiatives qui relèvent davantage d’une entreprise de réécriture des mythes nationaux, au service d’un discours identitaire et xénophobe. Dans le domaine du jeu vidéo, l’influence des mouvements d’extrême droite, largement documentée dans l’épisode Les jeux vidéo, nouveau terrain de la guerre culturelle du podcast Le Code a changé, constitue un indicateur révélateur de ce qui pourrait, à terme, toucher le champ de la XR. Ce parallèle interroge d’autant plus que le secteur bénéficie encore en grande partie de financements publics. On peut alors légitimement se demander quelle place pourraient trouver, dans ce contexte, des œuvres telles que TOXXIC (2025) d’Antoine Briot & Jennifer Gold, qui met en scène le parcours d’une travailleuse du sexe dans le métavers, ou The Current of Being (2025) de Cameron Kostopoulos, inspirée de l’histoire réelle de Carolyn Mercer, survivante d’une thérapie de conversion par électrochocs visant à “corriger” son identité de genre.
Dans ces conditions, la censure institutionnelle existe bel et bien dans le champ culturel, comme le rappelle Guy Saez, chercheur en sciences politiques, dans un article publié par l’Observatoire des politiques culturelles : “lorsqu’un préfet ou un maire interdit une représentation pour des motifs d’ordre public, cela peut concerner aussi bien des questions de représentations sexuelles, de mémoires comme des récits liés à l’histoire coloniale”. À cela s’ajoutent les formes d’autocensure, plus diffuses mais tout aussi puissantes, qui s’exercent en amont des processus de création. Préserver une liberté artistique totale devient alors une condition essentielle pour garantir l’émergence d’œuvres compatibles avec l’idée même d’empathie.
Adrien Cornelissen