Du mythe de l’individualisation à la réappropriation collective de l’IA
Article publié le 24 novembre 2025
Temps de lecture : 5 minutes
Article publié le 24 novembre 2025
Temps de lecture : 5 minutes
Trop souvent, les interactions avec l’IA reproduisent une interdépendance déséquilibrée, où la puissance algorithmique concentre responsabilité et créativité sur un seul individu. Cette relation participe à la construction du mythe d’une IA générative source de productivité, rapide et individuelle. Une promesse résumée par la formule “transforming productivity, amplifying your creativity.1” Comme de nombreux·euses artistes, ma pratique s’inscrit à l’opposé de ce récit :
En 2022, je rencontre un groupe d’élèves du collège Marie-Curie, à Tourcoing. Ensemble, nous amorçons Digitalis2, un projet plastique et filmique qui explore un imaginaire hybride. Nous nous transformons en fleurs. Ces mutations chimériques sont rendues sensibles par des images produites par une IA générative open source. Nous entraînons collectivement cette IA à partir de données de photographies de fleurs et de visages des élèves. L’IA génère alors une série d’images de transformations humano-végétales, ouvrant une nouvelle mutabilité : un devenir imaginaire, une identité protéiforme et mouvante, une acceptation de l’incertitude. Nous accueillons la multiplicité. Ensemble, nous apprenons à co-performer avec la machine, à accepter les erreurs et à jouer avec le glitch. Nous ne maîtrisons pas complètement cet outil numérique : nous l’observons et l’ajustons. Nous organisons des ateliers, expérimentons et co-créons, en ligne comme hors ligne, au sein de communautés cybernétiques et d’espaces physiques.
En 2025, je travaille avec un groupe de lycéen·nes sur un film étudiant la question suivante : qu’est-ce qu’une identité migratoire ? Nous tentons de créer des interactions entre déplacements de population et migrations végétales. Notre point de départ consiste à créer des contre-images et imaginer de nouveaux récits. Les élèves fournissent à l’IA des images d’archives familiales. À travers nos prompts, nous faisons éclore ces récits dans des métamorphoses florales, déclenchant des hybridations symboliques qui offrent un regard nouveau sur les histoires migratoires. “Les images produites par l’IA ne viennent pas de nulle part. Si nous la nourrissons bien, peut-être ferons-nous émerger l’image manquante.3” Cette notion d’ “images manquantes” devient centrale : le projet prend alors une dimension de mémoire collective, tissée à partir de fragments personnels partagés au sein du groupe.
C’est précisément en s’engageant dans cette mémoire partagée que se révèle la nécessité de repenser nos interactions avec les IA génératives. Ici, la création collective impose un autre rythme : discussions, essais ratés, réorientations communes, solutions partagées. Nous nous tournons alors vers l’idée de “ parenté numérique4 ”, qui transforme ces interactions en espaces de collaboration et de créativité partagée, tout en permettant de dépasser les biais préexistants des IA génératives. Nous rejetons les cadres consuméristes, que nous remplaçons par des espaces de soin : soin des un·es envers les autres, soin envers nos mondes, soin comme pratique incarnée.
Co-créer avec l’IA générative, c’est reconnaître que les outils ne sont jamais neutres : ils portent en eux des rapports de pouvoir, de genre, de race et de classe. Mais en les manipulant collectivement et en les questionnant, nous reprenons notre capacité d’agir, comme dans un assemblage relationnel où humains et non-humains, machines numériques, mondes végétal et animal, interagissent et intra-agissent pour co-créer. Ce processus transforme à la fois nos pratiques artistiques collectives et notre perception du vivant et du social. Ce simple changement de perspective ouvre des voies nouvelles : modes de production collective où humains et machines co-agissent, récits alternatifs pour l’IA qui échappent aux idéologies des grandes entreprises technologiques. Nous reconnaissons la technodiversité : Il n’existe pas une seule technologie, mais de nombreuses technologies, inscrites dans autant de cosmologies différentes5.
Léa Collet
1. pilot for Microsoft 365, A whole new way of working with the power of generative AI, 2025
2. Digitalis installation programmée produite par le Fresnoy, 2023
3. Extrait du film Racines, produit par le Bal, 2025
4. Par « parenté », j’entends la notion de « kinship » telle que la définit Donna Haraway : une façon de vivre et d’apprendre avec les non-humains comme si ce sont nos proches, en développant des pratiques de soin et d’attention envers eux (Haraway, 2020, Vivre avec le trouble).
5. Yuk Hui Lexicon Studium Genereale 2324 Rietveld Academie, 2023