À l’Institut français de Prague, la création numérique sous le prisme de l’impact et de la résilience
Article publié le 6 novembre 2025
Temps de lecture : 8 minutes
Article publié le 6 novembre 2025
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L’Institut français de Prague et HACNUM organisaient les Digital Days, un événement professionnel en partenariat avec le festival Signal. Son ambition ? Renforcer la structuration de la filière des arts numériques à l’échelle européenne. Trois jours de rencontres, de débats, d’ateliers et de showcases où une délégation d’une quinzaine de professionnel·les français·es a pu échanger avec ses homologues tchèques. Retour sur cet événement.
En toile de fond, un paradoxe. La création numérique n’a jamais été aussi visible, aussi hybride, traversant toutes les disciplines. Et pourtant, le secteur des cultures numériques, à l’instar des industries culturelles et créatives dans leur ensemble, traverse une période de fragilité. Dans un contexte où le technofascisme et le techno féodalisme ne relèvent plus de la théorie, où la transition écologique devrait constituer une priorité et où les soutiens financiers sont en baisse, la création numérique doit repenser ses leviers de résilience à l’échelle internationale. C’est avec cette ambition assumée que l’Institut français de Prague, en partenariat avec HACNUM et le festival Signal, a organisé en octobre dernier trois jours de rencontres, de visites, d’ateliers et de débats : les Digital Days.
La première conférence, accueillie dans le cinéma de l’Institut français de Prague, a rassemblé plusieurs dizaines de professionnel·les invité·es à suivre une discussion croisée entre structures et artistes numériques français et tchèques autour d’une question centrale : pourquoi les cultures numériques sont-elles indispensables dans notre société ? Alors que les Big Tech alimentent un discours techno solutionniste – celui d’une IA qui optimise, d’une réalité virtuelle qui stimule, d’algorithmes qui anticipent et trient nos désirs – les artistes, eux·elles, semblent prendre le contrepied. Annabelle Playe, artiste et compositrice française, explique : “Dans mon travail, il y a cette notion d’accident, de bug, d’imprévu. Je pense que c’est une forme de radicalité qui contraste avec la promesse lisse d’efficacité et de productivité des Big Tech.” Un propos qui fait écho à celui de Pavla Sceranková, plasticienne tchèque présentée cette année au festival Signal. Bien qu’elle ne se revendique pas artiste numérique, elle interroge la connexion dans une société dite ultra-connectée par la technologie. Son installation Constellation, une œuvre participative et low tech, pourrait être “une réponse poétique à la promesse illusoire de lien portée par les grandes sociétés des technologies”, commente-t-elle.

Ces regards alternatifs sur notre monde technologique trouvent un écho auprès de structures culturelles engagées, à l’image de Chroniques, dont la co-directrice Céline Berthoumieux a rappelé l’engagement de la biennale des imaginaires numériques, ainsi que le thème de sa prochaine édition : Résistance. Pavel Mrkus, directeur artistique du festival Signal, partage une vision proche : “Le rôle des artistes et des structures culturelles est d’ouvrir des brèches, de déplacer les perspectives et d’imaginer d’autres futurs.” À première vue, tout semble aller pour le mieux dans le champ des cultures numériques. Mais la réalité est plus nuancée.
“Les artistes sont très au fait des enjeux de notre époque et s’impliquent sur tous ces sujets”, souligne Pavel Mrkus, mais faut-il rappeler que le soutien public reste insuffisant pour accompagner cette vitalité artistique. “Il faut reconnaître que le contexte financier est rude, ajoute Céline Berthoumieux. Il faut, plus que jamais, faire comprendre les enjeux des cultures numériques, faire de la médiation, accompagner le développement des artistes et des structures.”
Fort logiquement, la suite du programme s’est concentrée sur les leviers de développement de la filière des arts numériques. Une série de workshops, animés par plusieurs expert·es de la délégation française, a initié une large réflexion. Ilaria Bondavalli, responsable de projets européens à CHRONIQUES et membre de l’étude Digital Inter/Section en 2025 (lire l’article), s’est attachée à la question de la diversification des modèles économiques : “Sponsoring, ticketing, merchandising, événementiels, soutiens publics… Il existe différents types de leviers, mais il faut d’abord questionner sa mission, explique-t-elle. Le meilleur business model est celui qui correspond à son écosystème.” Ce workshop a permis un échange entre pairs et la découverte d’outils concrets comme le Business Model Generator.

Paul Bouchard, responsable de la distribution des œuvres XR pour Diversion, a ensuite partagé sa vision du marché de la XR, un secteur encore émergent mais dont les canaux de diffusion se structurent progressivement : “Le marché du Location Based Entertainment (LBE) est prometteur, avec des musées, des cinémas, des théâtres ou des médiathèques qui manifestent de plus en plus leur intérêt pour la XR”, souligne-t-il, évoquant aussi un développement notable – au delà de l’Europe – aux États-Unis et en Asie. Enfin, du côté des “light festivals”, Martina Stella, artiste-chercheuse, a proposé un atelier intitulé “Scénographier la ville”, questionnant la relation entre arts numériques, espace et publics. S’appuyant sur l’idée qu’aujourd’hui “il n’y a plus de différence entre faire de l’art et exposer de l’art”, elle invite à “prendre en compte tous les éléments de l’environnement et du public, et à se poser des questions trop souvent oubliées : qui sont les publics du festival ? d’où viennent-ils ? quel est leur engagement ? quelle est l’histoire du lieu ?” Une réflexion, in fine, sur la mission même des festivals.
Enfin, qui dit activités dit nécessité de structurer des réseaux professionnels. Trois d’entre eux ont ainsi pu échanger sur leur histoire et leurs ambitions : HACNUM, représenté par Vianney Quignon ; Chromosphere, réseau de diffusion d’œuvres fulldome auquel participe Cyrielle Tissandier d’AADN ; et la Jindřich Chalupecký Society, plateforme regroupant près de 300 artistes contemporains tchèques, dirigée par Tereza Jindrová. Pour HACNUM comme pour la Jindřich Chalupecký Society, un point commun : la nécessité de représenter les artistes et de défendre leurs intérêts auprès des institutions publiques. “Une database a ainsi été constituée pour visibiliser les artistes du territoire”, explique Tereza Jindrová, faisant écho au besoin de cartographie également exprimé par HACNUM. Bien que solidement ancrés dans leurs contextes nationaux, ces réseaux s’inscrivent aussi dans une dynamique européenne, collaborant avec des partenaires internationaux. Pour Chromosphère, cette ouverture est constitutive de son ADN : le réseau est né de la coopération entre plusieurs structures européennes, imaginant un modèle de distribution commun. “Même si les financements européens se sont arrêtés, la dynamique créée entre les structures demeure”, précise Cyrielle Tissandier. Du côté de la Jindřich Chalupecký Society, le travail en réseau “permet d’aborder ensemble des enjeux partagés et de croiser les points de vue” entre institutions. Un exemple concret avec le projet Island of Kinship, un programme initié par plusieurs établissements européens pour accompagner les structures dans leurs démarches écologiques et inclusives.
De la théorie à la pratique, il n’y a qu’un pas. Plusieurs membres de la délégation – Marie Dumontier (Rencontres Audiovisuelles), Simon Parlange (Collectif Coin), Julien Taib (Crossed lab) – Annabelle Playe (Compagnie Ana) – ont pu pitcher leurs activités à des professionnels internationaux présents à Signal Forum qui s’est tenu également à l’Institut français de Prague. La suite des rencontres s’est faite à l’Ambassade de France à Prague, puis directement sur le parcours du festival Signal, jalonné d’œuvres d’artistes internationaux tels que Peppercorn ou Bill Viola. C’est aussi dans ces moments plus intimes et artistiques que se tissent les liens professionnels. La délégation présente a également visité le Signal Space, nouvelle galerie initiée par le directeur du festival Martin Pošta et son équipe, qui met en lumière plusieurs figures majeures de la création immersive comme Playmodes, Zach Lieberman ou Quayola. Ces temps de partage favorisent aussi les rencontres inattendues comme celle de la commissaire en chef de la Kunsthalle de Prague, Christelle Havranek, qui a donné lieu à une visite improvisée de l’exposition consacrée à l’artiste numérique Alice Bucknell.
Un dicton dit que la connaissance est l’unique chose qui s’accroît lorsqu’on la partage. Erratum : c’est aussi vrai pour les liens professionnels. La tenue des Digital Days aura ainsi prouvé que l’impact et la résilience des arts numériques sont intimement liés à notre capacité à nouer des collaborations européennes.
Adrien Cornelissen